« Bien qu’on ne se les pose pas chaque matin, des questions comme "Qui suis-je vraiment ?", "Suis-je encore celui que j’étais ?", "Serai-je demain celui que je suis ?", "Suis-je celui que les autres pensent que je suis ?", "Est-ce bien moi qui ai fait cela ?", "Jusqu’à quel point pourrais-je être différent de celui que je suis ?", "Quel effet cela me ferait-il d’être à la place de cet autre homme ?", "Peut-on survivre à la disparition de son corps ?", ne sont pas réservées aux spécialistes ! Toutes ont à voir avec le problème de la personne et de l’identité personnelle. »
Gérard LENCLUD
Le monde est habité d'un étrange paradoxe. D'après une étude de février 2008, en Angleterre, alors que presque un quart des jeunes interrogés pensaient que Sir Winston Churchill était fictif, certains pensaient que Sherlock Holmes ou Eléonore Rigby étaient réels. La réalité et la fiction semblent se mélanger. Qu'il s'agisse d'une méprise sur notre perception, ou d'une supercherie subtilement orchestrée par la fiction, le charme illusoire de se perdre entre le réel et la fiction opère bel et bien. Si méprise il y a, alors la frontière ne doit pas nécessairement être parfaitement distincte, avec le réel d'un côté, le fictif de l'autre. Ainsi, quand les grandes personnes savent que le Père-Noël n'existe pas, les enfants affirment avec certitude le contraire. Non pas que les grandes personnes refusent de croire qu'il existe, mais bien parce qu'elles savent qu'il est fictif. Et pourtant, chaque année, ces mêmes grandes personnes se laissent bercer par la magie de Noël et entretiennent le mystère aux yeux des enfants. Elles s'offrent des cadeaux au pied du sapin, ravivant, au moins pour une veillée, leur âme d'enfant et l'espoir secret de le voir apparaître.
Autant nous sommes tous capables, à notre stade éveillé, d'observer le monde réel et d'y déceler les mondes imaginaires, autant il nous semble compliqué de savoir où s'arrête la fiction et où commence le réel lorsque nous interrogeons les habitants de ces deux mondes. Qu'est-il arrivé à W. Churchill pour qu'il appartienne soudainement à la fiction ?
Par ailleurs, sommes-nous vraiment capables de dire que le Père-Noël n'existe pas ? Nous sommes tiraillés entre la certitude qu'il n'existe pas, et notre désir de le croire réel.
Comme le questionne Umberto Eco, « nous ne nous demandons pas "où, en quelle région de l'univers, des personnages de fiction vivent-ils ?", mais plutôt [...] "en quel sens parlons-nous d’eux comme s'ils vivaient en une certaine région de l'univers ?" ». Il nous faut être capable de savoir qui est une personne (du monde réel), et qui est un personnage (de fiction). Or, si nous voulons savoir ce qui est réel et ce qui est fictif, il faut pouvoir dresser cette frontière avec le réel d'un côté et la fiction de l'autre.
Alors, comment pouvons-nous distinguer personne et personnage ?
Le problème de la personne n'est pas nouveau. Les philosophes ont d'ailleurs fait évoluer la réflexion de la personne au fil des époques et des mentalités. John Locke par exemple définit la personne comme « un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux ». De nos jours la personne se fond dans le Core, l'essence de chaque individu. Une personne-core, nourrie de tout ce que l'individu a vécu, ressenti, expérimenté, appris au cours de sa vie. Cette personne-core est invisible, abstraite, et se matérialise dans le quotidien en fonction de nos comportements. La personne s'efface ainsi au profil de l'image qu'elle projette. Il en revient alors aux autres de définir ce qu'un individu est, et donc ne plus s'intéresser à la personne mais à ses images. En effet, le questionnement de la personne nous amène à nous en désintéresser. Dans la mesure où la personne ne peut être une personne qu'en se référant aux jugements des autres qui peuplent les mondes où elle évolue, ce n'est plus tant la personne qui nous intéresse mais ses matérialisations et les processus identificatoires qui y sont liés.
Quand l'identité personnelle s'aborde du point de vue de l'image de la personne, il faut alors se tourner vers le corps. Toute personne possédant un corps, s'y incarne dans le monde réel pour y vivre et y trouver sa place. Ce phénomène se vérifie aussi dans les mondes de fiction, où les personnages romanesques, les personnages principaux, les avatars... servent d'hôtes à la personne dans des univers où elle n'a initialement pas sa place. Cette transposition permet à la personne-core, grâce à l'imagination passive et la suspension consentie de l'incrédulité, de se nourrir, de s'enrichir des expériences qu'offrent les autres mondes en plus des expériences du monde réel. Toutes ces vies qu'il est alors possibles de vivre par procuration posent la question de celle que l'individu vit dans ce monde réel. Au travers de l'imagination active, il utilise alors ces expériences de vies fictives pour vivre la réalité. Les personnages sociaux et de fiction qui accompagnent la personne au quotidien, la libèrent par ailleurs de la peur d'être seule. Tantôt "consommateur" par l'interprétation, tantôt "auteur" par la caractérisation, l'individu se retrouve impliqué dans une spirale entre les différents types de personnages : l'histoire et la fiction inspirent le présent et les personnages sociaux, qui deviendront historiques quand la personne trépassera, et inspireront à leur tour les générations futures.
Les générations ont passé (Babyboomers, X, Y et maintenant Z), et la technologie a évolué. Elle s'est immiscée dans le quotidien des individus transformant leurs habitudes ; aujourd'hui, les individus de la génération Y ont Internet pour déployer leur panel de personnages sociaux. En ligne, leurs avatars sont modelés selon les désir de la personne, et projettent les individus autour du globe. Des individus qui sont ultra-connectés, saturés de personnages sociaux virtuels. Les personnages alors projetés sont tous plus variés les uns que les autres puisque le monde numérique laisse une place prépondérante à l'invention de soi et au mensonge. La génération Y a particulièrement recours au mensonge pour rester crédible en jonglant d'un personnage à l'autre et peut profiter du système pour mentir au monde entier. Avec le mensonge comme mécanique des temps modernes, l'honnêteté et la vérité deviennent les fantasmes des individus d'aujourd'hui ; la vérité sur un podium à laquelle chacun ne peut avoir accès et qui risquerait de finir entre les mains des détenteurs des traces numériques comme Google. La vie dans les univers numériques est remise en question par cette quête de vérité mais aussi par la mort qui guette chacun de nous. Sur Internet, la mort de la personne n'empêche pas ses personnages sociaux de continuer à survivre mondialement tant que les serveurs contenant leurs informations continuent de tourner ; un monde numérique qui se peuple petit à petit de fantômes. Nous vivons une époque qui pose les questions de comment nous voulons vivre au quotidien, et de comment nous voulons vivre notre mort.